vendredi 8 février 2013

Les dessous d'une tomate italienne


Article paru dans terra  eco http://www.terraeco.net/

A la sortie de l’autoroute, à Foggia, en Italie, dans un va-et-vient effréné, des dizaines de semi-remorques chargés de caisses de tomates se font la course, frôlant parfois dangereusement les quelques voitures qui semblent s’être égarées là.
 Au milieu des prairies jaunies de la plaine qui s’étend entre les côtes de la mer Adriatique et les collines du Gargano, les gigantesques camions lancés à toute allure sur des routes mal asphaltées soulèvent à leur passage des nuages de poussière. Cette atmosphère de Far West se fond peu à peu en ambiance de brousse africaine. Sous les roues des véhicules, le goudron disparaît, il ne reste bientôt plus qu’un chemin de terre défoncé. Les amortisseurs grincent, les voitures brinquebalent.

Le long de la piste, deux jeunes Maliens avancent plus vite à pied, coupant à travers champs pour rejoindre « Gran Ghetto ».
 Gran Ghetto, c’est le nom qu’ont donné les saisonniers africains à un bidonville, planté au milieu de la Capitanata, région agricole du nord des Pouilles. Une vraie petite ville, organisée en baraquements, autour de quelques maisons abandonnées. Les cahutes sont faites de carton, de bois de récupération, de ficelle et de corde. Au plus fort de la saison de récolte des tomates, entre 800 et 1 000 personnes y vivent, essentiellement des immigrés originaires d’Afrique de l’Ouest. Dix heures de travail par jour

 L’or rouge a gagné les terres de la Capitanata depuis quelques années. Une culture bien plus rentable que celle des céréales qu’on y cultivait auparavant. 200 000 tonnes de tomates sont récoltées chaque année dans la région, puis transformées – en conserve et sauce tomate – et commercialisées, en Italie et dans le monde entier. L’agro-industrie du fruit rouge affiche un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros par an. Les saisonniers africains sont, eux, payés 3,5 euros par caisson rempli – environ 300 kg de fruits –, selon le prix qui aura été négocié par le « caporal », qui encaisse une large commission sur la récolte.

Sur commande du « capo bianco » (le « caporal blanc »), qui fait le lien entre l’agriculteur et l’industrie de transformation, le « capo nero » (le « caporal noir »), qui s’est forgé un réseau au fil des années, organise la formation des équipes, en fonction de ses connaissances et des capacités de travail estimées de chacun des hommes qui se sont présentés à lui. En une journée de dix heures de travail, un homme robuste et entraîné peut remplir 6 à 7 caissons au maximum. Les saisonniers gagnent donc en moyenne entre 20 et 25 euros par jour, dont ils doivent déduire ensuite 5 euros pour le transport, 3,5 euros pour un sandwich le soir, 1,5 euro pour une bouteille d’eau et 20 euros par mois pour la location du matelas dans une baraque. « A midi, les hommes ne s’arrêtent pas pour manger. Une fois de temps en temps, s’ils ont trop faim, ils vont croquer dans une tomate », explique Ilaria Paluello, jeune volontaire de l’association « Io ci sto », qui intervient auprès des saisonniers. Elle les a elle-même accompagnés plusieurs fois, en cachette, dans les champs. « Quand le capo arrive dans le champ, les travailleurs doivent se mettre au garde-à-vous et le saluer. Parfois, il hurle ‘‘ Je n’ai rien entendu ! ’’ et les force à répéter plus fort ‘‘ Bonjour, chef ! ’’ », poursuit-elle. Chiens errants Après la journée aux champs, les travailleurs retournent au camp. A l’intérieur de la baraque de Gran Ghetto, l’aménagement est sommaire : des matelas défoncés sont posés à même la terre battue, quelques couvertures traînent dans la poussière, des vêtements propres sont suspendus à des fils de plastique.
 Abdou fait la sieste, il revient tout juste d’une dure journée de travail. Les autres, Mady, Bamba, Ousmane, vont se laver avant de sortir. Bimarlo, lui, aide la tenancière nigériane d’un « restaurant » à tuer une chèvre, au milieu des ordures, sous le regard affamé des chiens errants. Le sang de la bête morte se mêle aux écoulements d’eaux usées venant des douches. Installés juste derrière les baraques, les sanitaires se résument à quatre parois de plastique ou de toile tendue sur des piquets. Pas de plomberie, juste un seau en plastique qu’il faut aller remplir avant à la citerne. A Gran Ghetto, il n’y a ni eau courante, ni électricité. Quelques générateurs ronronnent derrière les « maisons » des habitants les plus aisés, qui font payer 50 centimes à celui qui vient recharger la batterie de son téléphone portable. Le camp est construit autour de plusieurs « casolari », des maisons en dur, héritées de la réforme agraire, abandonnées par leurs propriétaires. Elles sont souvent squattées ou gérées par les caporaux noirs. La situation de ces travailleurs agricoles n’est pas singulière en Italie.

Selon l’Institut italien de la statistique, 43 % des personnes travaillant dans le secteur agricole ne sont pas déclarées, soit 400 000 personnes dont « un quart, essentiellement des étrangers, sont exploités, victimes de chantage et contraints de travailler dans des conditions indignes ». Le syndicat agricole Flai CGIL estime que, chaque année, l’Etat perd 420 millions d’euros de taxes sur ce travail non déclaré. « Sans compter que l’absence de tutelle des travailleurs, qui sont payés moitié moins que la moyenne légale, enrichit la criminalité organisée », ajoute le syndicat, dans un communiqué. Les caporaux sont en effet souvent liés, de près ou de loin, aux mafias qui gangrènent le sud du pays, notamment la Camorra napolitaine et la ’Ndrangheta calabraise. Délit de « caporalato » « Jusqu’à preuve du contraire, nous sommes un maillon essentiel de l’agriculture italienne. Du sud au nord, ce sont les Africains qui travaillent dans les campagnes ! Mais les autorités refusent de voir ça en face, de reconnaître notre rôle essentiel. Les autorités veulent nous traiter comme des personnes de second plan », s’indigne Ibrahim Diabaté. Cet Ivoirien d’âge mûr sillonne depuis des années l’Italie au fil des saisons. Il ramasse des tomates à Foggia l’été, des pêches et des pommes à Saluzzo dans le Piémont l’automne, des oranges et des clémentines à Rosarno l’hiver.
Il était à Nardò, dans le sud des Pouilles, il y a plus d’un an, lorsque les saisonniers africains ont décidé de croiser les bras et de se mettre en grève. Pendant deux semaines, les hommes ont collectivement refusé d’aller ramasser les tomates. Quand les fruits ont commencé à pourrir sur pied, les caporaux ont fini par faire profil bas et ont augmenté un peu la paye des travailleurs. Ce même été 2011, à la suite de l’éclatante grève des « braccianti » – littéralement « les bras » –, le délit de « caporalato » a été introduit dans la loi italienne. Il est passible de cinq à huit ans de prison et de 1 000 à 2 000 euros d’amende par travailleur exploité. Mais l’adoption de cette loi n’a eu que peu d’effets sur les conditions de travail des saisonniers, en raison d’une absence de contrôles, mais aussi parce qu’il est difficile pour les saisonniers, parfois sans-papiers, de dénoncer leurs supérieurs.

 La situation de ces travailleurs de l’ombre est bien connue en Italie, mais elle ne fait la une des journaux que lorsque surviennent des événements extrêmes, comme la grève à Nardò, ou les émeutes de Rosarno. Dans ce petit bourg de Calabre, un soir de janvier 2010, à leur retour des champs, après une journée de cueillette des oranges, un Marocain, un Ivoirien et un Togolais essuyèrent des tirs de carabine à air comprimé de la part d’un groupe d’habitants. Le jour suivant, 2 000 immigrés marchèrent sur la ville pour protester contre cette attaque. S’en suivirent plusieurs journées d’affrontements avec la police et les habitants, qui s’achevèrent par le transfert des migrants vers des centres d’identification et d’expulsion à Naples et à Bari. Deux ans après les faits, pour éviter de nouveaux épisodes de tension, le gouvernement a fait installer un camp officiel de tentes, pourvu en eau et en électricité dans la zone industrielle de Rosarno, tout en fermant les yeux sur les raisons de fond qui poussent les travailleurs immigrés à se plier à de telles conditions de vie. « Menottes et chaînes » En rentrant du travail, le soir sous sa tente bleue, Babacar Cissé – qui travaille à Rosarno et Gran Ghetto – écrit des poésies. Ibrahim Diabaté aussi. A Boreano, Zak, lui, regarde des DVD de chanteurs africains. Parmi ces milliers d’immigrés qui travaillent dans les champs italiens, beaucoup sont diplômés. Adou a abandonné ses études de sociologie pour venir en Europe. Il observe avec amertume ce que lui offre cet eldorado dont il avait tant rêvé.
« Au temps de l’esclavage, on mettait des menottes, des chaînes aux Africains, on usait de la violence. Aujourd’hui, on cherche à rendre tout ça plus joli, plus accueillant, mais ces chaînes sont toujours là. Ces chaînes, ce sont les permis de séjour, le travail ou le logement dont on te prive et qui te rendent dépendant, servile. »

En ce mois de janvier, comme Issouf, Ibrahim, Babacar, des milliers d’Africains se lèvent tous les matins à l’aube pour aller cueillir oranges et mandarines dans les vergers de Calabre et de Sicile. Ils sont payés 4 euros pour 300 kg de fruits. Fruits amers qui finiront sur les marchés d’Italie et d’Europe, à 2 euros le kilo environ. — Sandro Joyeux chante l’Afrique « Une chanson pour tous les Africains », lance Sandro Joyeux au micro de Radio Ghetto, dans le studio improvisé de l’antenne pirate installé à Gran Ghetto. Il égrène, avant son concert dans le camp, les notes d’une chanson populaire congolaise. Le Franco-Italien Sandro Joyeux s’est lancé l’été dernier dans une tournée contre l’« esclavage moderne ». « C’est ma façon de rendre un peu d’Afrique aux Africains. » Jusqu’à décembre, il a joué pour les saisonniers des Pouilles, du Piémont, de Calabre… La tournée s’est achevée à Naples, où il a enregistré son premier album, Sandro Joyeux. « J’aurais pu naître à Bamako et animer les soumous avec mon père griot » chante-t-il dans « Kingston ».

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